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Décider sans voter

Dans un système coopératif, d’autres fonctionnements que le vote permettent de délibérer, de choisir et donc de décider.

Pour la recherche d’un choix majoritaire, la pratique du vote est fréquente dans les assemblées démocratiques. À l’échelle d’une nation, cela semble une manière logique de procéder, au regard du très grand nombre de personnes impliquées(1). Mais au sein d’un groupe plus restreint, une classe notamment, dans le cadre d’un conseil coopératif, la donne change. Le vote apparaît même comme contre-productif pour prendre des décisions.

Les problèmes du vote

Pour quelles raisons ? Principalement parce que décider à partir d’une majorité d’avis en faveur d’une proposition, c’est attribuer à cette majorité le pouvoir de la décision, contre toutes les autres minorités – y compris si certaines minorités pouvaient porter des idées à la fois rationnelles (logiques) et raisonnables (pour le bien de tous). Par exemple, c’est ce qui se produit lorsque des élèves doivent se prononcer sur l’occupation d’une zone de cour de récréation : pour du foot, du jeu de l’élastique ou autre chose de plus libre ? La recherche d’une décision majoritaire risque très probablement d’aboutir, démocratiquement, à l’imposition d’un espace de foot : d’abord parce que beaucoup veulent y jouer (surtout des garçons d’ailleurs), ensuite parce que d’autres ne veulent pas émettre un avis contre leurs copines et copains de peur de perdre des amitiés et prendre le risque d’être isolés dans la classe. Cette forme d’autocensure explique souvent des choix majoritaires difficilement justifiables avec des arguments de raison. Le problème ensuite est que, si des élèves en viennent à contester l’occupation de cette zone pour du foot au détriment de plein d’autres possibles, il leur est opposé que c’est une décision démocratique et qu’ils doivent la respecter.

Or, le vote ne résume pas la démocratie. Il peut même s’apparenter à un système oligarchique(2), c’est-à-dire ne confiant la souveraineté qu’à une classe restreinte et privilégiée d’un groupe. Étymologiquement, la démocratie est plutôt un gouvernement du peuple exercé par le peuple, autrement dit un système politique où le peuple détient la souveraineté. Elle implique une parole confiée à tous et l’écoute de toutes les sensibilités pour la prise des décisions. Ce n’est pas le paradigme induit par un vote majoritaire, qui considère que l’avis dominant en faveur d’une idée correspond le mieux aux besoins et envies de chacun. Or, sous couvert de démocratie, cela conduit à confier en priorité le pouvoir à celles et ceux qui savent bien parler, qui ont compris la fonction des assemblées démocratiques, qui y accordent du crédit et qui ont le plus d’influence sur le groupe, peut-être même des garçons sur les filles. À l’extrême, les décisions par suffrage expliqueraient un certain nombre de phénomènes de rancœur, de critique de la démocratie, de discrimination voire de harcèlement au sein d’une classe. Utiliser le vote pour décider se traduit souvent par des décisions prises pour les intérêts individuels les plus nombreux au détriment des intérêts communs utiles à tous.

Quelles alternatives se présentent donc aux enseignants et éducateurs qui souhaitent faire fonctionner un groupe de manière démocratique sans risquer de voir surgir des phénomènes de domination des plus puissants et d’emprise des plus fragiles ?

Consensus vs consentement mutuel

« Le suffrage par le sort est de la nature de la démocratie. Le suffrage par le choix est de celle de l’aristocratie. Le sort est une façon d’élire qui n’afflige personne ; il laisse à chaque citoyen une espérance raisonnable de servir sa patrie. »(3) Le tirage au sort ou le choix aléatoire entre plusieurs propositions seraient-ils meilleurs que le vote ? Pas exactement. Le principe général est de s’appuyer sur la tradition de la prise de décision en sociocratie(4), une approche issue du management alternatif consistant à associer les membres d’une équipe à ce qui s’y décide pour favoriser une mobilisation plus importante de leur part. Cela a notamment pour conséquence une distinction entre consensus et consentement mutuel. Un consensus peut se définir comme l’aboutissement de compromis individuels jusqu’à ce que tout le monde s’y retrouve. Or, c’est rarement le cas tant la recherche de consensus polit les propositions au point de les rendre inopérantes et sans intérêt. Un consentement mutuel correspond plutôt à l’acceptation, par chacun, d’une proposition pour laquelle tout le monde n’est pas forcément favorable mais qui ne va pas être contestée pour permettre de la tester. Au niveau de la présidence d’un conseil, un consentement mutuel s’obtient d’abord à partir de la question « qui est contre ? » (plutôt que « qui est pour ? »). Si personne ne demande pas la parole, cela signifie que personne ne s’oppose à la mise en place de cette idée, même si certains n’auraient pas voté pour ou n’ont plus simplement pas écouté ce qui se disait.

Les approches sociocratiques rejoignent aussi les travaux sur la mise en œuvre des droits de l’enfant, en particulier sur les quatre étapes pour décider une fois la parole libérée(5) :

  • 1. proposer : par l’intermédiaire d’un espace préparatoire au conseil dans lequel chacun peut déposer une idée à discuter ;

  • 2. discuter : lors d’un conseil coopératif, selon des règles démocratiques d’écoute réciproque ;

  • 3. décider : pour ne pas penser que la démocratie s’épuise dans des débats stériles et sans fins ;

  • 4. appliquer : pour revenir sur les décisions prises (souvent au début du conseil suivant) afin de de demander si elles ont, ou pas, contribuer à la résolution du problème étudié.

Comment décider sans voter ?

Nous avons eu la chance d’étudier ces questions avec des équipes de professeurs des écoles qui avaient mis en place des conseils de coopérative, au sein de leurs classes ou de leurs écoles (sous forme de conseils de coordination ou de conseils de classes)(6). Après plusieurs années de tâtonnement, nous sommes arrivés à une sorte de modélisation, qui reste ouverte à de futures évolutions mais qui, nous l’espérons, constitue une proposition claire et précise.

Au terme de l’étape de discussion (quelques minutes ou plus selon l’importance du sujet) :

Phase 1 : reformuler la liste des propositions restantes. S’il n’en reste qu’une seule, demander « qui est contre ? » S’il y en reste plusieurs ou s’il y a des avis contre, reporter la décision au prochain conseil (phase 1bis).

Sinon, faire noter la décision dans le cahier de conseil et passer à la phase 2.

Phase 1bis : lors du conseil suivant, lancer une nouvelle discussion en rappelant l’avancée des échanges et ce qu’il faut décider. Si un consentement mutuel ne parvient pas à se construire (plusieurs propositions antagonistes ou des avis contre), organiser un tirage au sort entre tous les possibles.

Faire noter la décision dans le cahier de conseil et passer à la phase 2.

Phase 2 : au moment de la relecture des décisions prises, demander si le problème a été résolu (ou si le projet a été mis en place). Sans réaction contraire, la décision est entérinée. Sinon, elle revient dans l’ordre du jour et la proposition initiale (devenue inopérante) n’est plus soumise à tirage au sort si cette option redevient nécessaire.

L’idée de démocratie est fragile. Ses mises en pratiques sont compliquées et nécessitent du temps et de la patience. Mais cette lenteur est compatible avec un projet d’éducation, encore plus lorsqu’il s’agit de préparer des jeunes à ce qu’ils pourront plus tard faire vivre avec d’autres pour participer aux progrès de nos organisations sociales et solidaires.

Sylvain Connac,
professeur à l’université Paul-Valéry de Montpellier – LIRDEF

  • 1- Hervé Pourtois, « Les élections sont-elles essentielles à la démocratie ? », in Philosophiques 43/2, p. 411-439, 2016.
    2- « Est considéré comme oligarchique que les magistratures soient électives. » Aristote, Les Politiques, IV, Flammarion, 9, 1294-b (1990).
    3- Montesquieu, De l’esprit des lois, Livre 2 chap. 2, 1777.
    4- Gerard Endenburg, Sociocracy as social design, Eburon, 1988.
    5- Jean Le Gal, Les droits de l’enfant à l’école, pour une éducation à la citoyenneté, De Boeck et Belin, 2002.
    6- Notamment avec l’équipe de l’école Léon-Jouhaux de Villeurbanne (69) : youtu.be/aFOosW-zvkU?si=Y9kS_rhRd1zYhRU0.