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Forme scolaire ou classe coopérative : il faut choisir

Importance de la posture de l'éducateur pour un projet démocratique d'éducation

Depuis quelques années, on entend régulièrement parler de la forme scolaire (sur le terrain, du côté du ministère de l’Éducation nationale, dans les médias, dans la recherche…). Bien souvent, cette expression apparaît dans de drôles de questions : « Quelle forme scolaire pour le XXIe siècle ? Comment transformer la forme scolaire ? » On accepterait ainsi qu’il existe une forme scolaire : il s’agirait seulement de choisir la bonne.

« Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? »(1)

Celles et ceux qui formulent de telles questions n’ont pas lu, ou pas compris, Guy Vincent, qui a emprunté cette expression à Roger Chartier et qui a consacré une belle énergie à en faire un concept. Pour faire simple, d’abord, rappelons que l’expression « forme scolaire » peut être considérée comme un synonyme de « projet d’assujettissement » ou de « projet de socialisation non démocratique ». Je reprends donc les expressions citées plus haut et les traduis en bon français : « Quel projet de socialisation non démocratique pour l’école du XXIe siècle ? Comment transformer le projet d’assujettissement de l’école ? »

Guy Vincent forge le concept de forme scolaire en s’inscrivant dans le cadre d’une théorie de la forme (ou Gestalt). C’est probablement cette dimension du concept qui est mal comprise. On lit « forme » et on entend ce terme comme s’il se réduisait à la valeur qu’il a dans la distinction de sens commun entre le fond et la forme… Cette dernière désignerait ce qui se voit, ce qui se touche, le concret, comme l’aménagement de la salle de classe, le mobilier, éventuellement la gestion du temps et les formes d’activité.

Or, ces aspects de l’école ne sont qu’une partie de ce que désigne l’expression « forme scolaire » : les symptômes de la maladie. Ils ne sont que la traduction visible, sensible, matérielle de ce qu’est aussi, et surtout, la forme scolaire, à savoir une pathologie du système éducatif. Hélas, on ne soigne pas davantage cette maladie en déplaçant des tables et des chaises qu’on ne soigne une fracture ouverte avec un pansement.

Le concept de forme scolaire a d’abord été forgé pour conduire une analyse critique(2) (assez radicale) de l’école. Il permet de décrire un type de relation sociale(3), une certaine conception de l’enfant(4) et de la fonction sociale de l’école(5). La forme scolaire, c’est avant tout un mode de socialisation qui s’oppose à « l’instruction publique » (au sens de Condorcet), que Guy Vincent définit comme « un mode de socialisation démocratique »(6). C’est ce qui l’amène à faire la remarque suivante : « Une socialisation démocratique, introduite dans l’école au sens large et descriptif d’institution scolaire, détruit et doit détruire la forme scolaire en tant que forme sociohistorique de transmission rigoureusement définissable. »(7) Les pédagogies coopératives ne se limitent pas aux techniques coopératives. Elles ne sont pas simplement un ensemble de stratégies efficaces qui permettraient de mieux poursuivre des buts qui, eux, resteraient ceux d’hier. Les pédagogies coopératives constituent d’abord un projet politique, plus précisément un projet d’émancipation, un projet d’éducation démocratique. Ce projet émancipateur n’est pas compatible avec une forme scolaire dont l’essence même est un projet de socialisation non démocratique qui précisément met les enfants à une place dont la classe coopérative espère les libérer.

Et même si l’on se fiche du sens des mots…

Certains esprits chagrins diraient qu’il est bien dommage que de puissants outils d’analyse, comme le concept de forme scolaire, soient ainsi confisqués : ils sont métabolisés par l’Institution qui en se les appropriant et en les redéfinissant (par manque de rigueur intellectuelle et pas volontairement – personne ne crie au complot ! –) les rend définitivement inopérants. Là où l’expression permettait de mettre au travail des questions fondamentales (quel est le sens de l’école ? quel projet de société doit-elle servir ?), elle nous permet tout juste de parler de tables, de chaises et d’emploi du temps.

D’autres diraient au contraire que la définition que je propose n’est après tout « que » celle du père du concept, mais que rien ne leur interdit d’en faire autre chose, de le redéfinir à leur manière. Soit : acceptons que le sens des mots n’ait pas grande importance. Il reste malgré tout un sérieux problème lorsque l’on croit qu’il suffit de modifier la forme de la classe ou de l’école (selon l’acception faible admise aujourd’hui : aménagement de la salle, gestion du temps, types d’activités…) pour renouer avec un projet démocratique et émancipateur. On fait alors la même erreur que lorsque l’on suggère qu’il suffirait de mettre en place des techniques coopératives pour que se déploie le projet politique premier, émancipateur, de la classe coopérative. Ce projet émancipateur implique un transfert du pouvoir de l’adulte vers l’enfant. Or, celui-ci ne s’organise pas simplement en réaménageant la salle de classe. Il suppose des transformations plus radicales.

Il est par exemple très révélateur que l’on parle de remise en cause de la forme scolaire sans dénoncer les principaux outils du projet de socialisation non démocratique de l’école traditionnelle : les progressions et les programmations ; une ingénierie pédagogique fondée sur la conception, avant même l’arrivée des enfants dans la classe, de séquences et de séances ; des supposées logiques d’inclusion qui prennent la forme d’une stigmatisation institutionnalisée, par le moyen de diagnostics, des enfants qui n’occupent pas la place attendue d’eux. Bref, on voudrait organiser une socialisation démocratique sans éradiquer tout ce qui structure le contrôle qu’exerce traditionnellement l’école sur l’enfant, son activité, son expérience, et son identité.

Il n’existe pas de processus magique par lequel un simple aménagement (du temps ou de l’espace) déclenche des processus transformateurs radicaux, par exemple dans les places respectives que l’enfant et l’adulte occupent dans la classe, dans la manière dont l’enfant s’engage dans des interactions sociales, dans les processus d’apprentissage. Une telle relation entre la cause et les effets attendus serait possible si les enfants étaient des animaux privés de raison, qui réagiraient mécaniquement à de simples stimuli. En d’autres termes, une telle relation de cause à effet ne peut être envisagée que si l’on se situe dans un cadre de référence comportementaliste. Mais ce n’est pas le cas et c’est ce qui fait que le métier d’éducateur, au sens large, est à ce point exigeant : les enfants sont des « animaux symboliques »(8), des êtres qui vivent, pensent et agissent dans des espaces animés de sens. Si des techniques et des outils ont des effets, ce n’est jamais que par la médiation d’un ensemble de significations, que parce que l’on permet aux enfants d’investir de manière réflexive ces outils et ces techniques, ou encore les espaces et les temps de la classe, au gré d’une activité de symbolisation : c’est la principale fonction du conseil. De simples aménagements, pour ces raisons, ne produisent pas les effets que l’on a tendance à attendre d’eux. Au mieux, si l’on est très optimiste, ils les favorisent ; mais bien souvent, ils se contentent d’un peu moins les empêcher.

LES PRATIQUES D'ENSEIGNEMENT ET DE FORMATION
À L'ÉPREUVE DES CONTEXTES

Questions épistémologiques et méthodologiques
Dirigé par Ph. Bourdier et S. Pesce Ed. Téraèdre

Dans cet ouvrage fort intéressant, paru en mai 2023, un chapitre est consacré
à un développement sur la forme scolaire permettant, notamment, de lever certains malentendus
dans l’usage politique et médiatique de la notion.

Éradiquer la forme scolaire : changeons de lunettes, pas de mobilier

Pour le dire autrement : l’écosystème de la forme scolaire n’est pas l’espace matériel de la classe, mais nos cerveaux. L’aménagement de l’espace et du temps de la classe correspond à ce que j’appelle les « traits de surface de l’entreprise éducative » : ils n’en sont que des aspects superficiels. C’est ce qui m’amène à défendre l’idée suivante : je peux très bien faire de ma classe un espace de socialisation démocratique sans modifier son aménagement et ses rythmes si je suis porteur d’une intention qui va dans ce sens. Au contraire, de tels aménagements ne changeront rien à l’affaire si je n’ai pas construit une telle intention.

Toute technique, y compris les techniques coopératives, toute méthode, tout mode d’organisation n’est qu’une extension de ce dont je suis porteur, une simple manière de concrétiser, dans la réalité de la classe, l’intention que je porte. Techniques et outils sont de simples vecteurs, de simples véhicules, de cette intention. Si ils n’ont rien à transporter, ils perdent toute utilité.

Un outil n’éduque pas, une méthode n’enseigne pas, en tout cas pas davantage qu’un instrument de musique privé de musicien ne produit de la musique. Ce qui rend l’outil opérationnel, ce qui lui permet de contribuer à des visées éducatives, c’est la posture que j’adopte lorsque j’interagis avec les élèves… et qui se définit, si l’on reprend les mots de Frédérique Lerbet-Sereni, comme une « disposition intérieure en mouvement »(9).

Les seules questions importantes sont finalement celles-ci : quelles sont mes dispositions ? À quoi suis-je disposé quand j’entre dans la classe ? Vers quoi tend mon action ? Qu’est-ce que j’ai dans la tête, en matière de conception de l’enfant, de mon propre rôle, des visées de l’acte éducatif ?

La forme scolaire comme projet de socialisation non démocratique ne peut être éradiquée (car le projet émancipateur de la classe coopérative suppose bien qu’elle soit éradiquée, pas simplement modifiée) que si je suis porteur, personnellement, d’un projet démocratique, pas sous la forme d’une vague idée, pas si je perroquette les mots vides de sens des programmes, pas si je confonds autonomie et pouvoir, mais bien avec l’appui d’une intention élaborée, structurée, réfléchie.

Si effet des outils (des aménagements, des organisations, des rythmes…) il y a, cet effet n’existe jamais qu’à la condition d’un sérieux effort d’élaboration intellectuelle fourni par celle ou celui qui les utilise, en grande partie par le moyen d’une activité réflexive menée au sein d’un collectif. C’est cet effort intellectuel, cet engagement dans la pensée, qui rendra le ou la pédagogue capable d’animer (d’insuffler une âme) les dispositifs techniques. La forme scolaire, si on la définit au sens faible généralement admis aujourd’hui, ne constitue qu’un détail négligeable comparativement à l’intention philosophique, politique et éthique de celui ou de celle qui voudrait la manipuler.

Sébastien Pesce,
enseignant chercheur en sciences de l’éducation et de la formation à l’université d’Orléans

 

1- Pierre Bayard, Comment parler des livres que l’on a pas lus ?, Éditions de minuit, 2007.

2- Guy Vincent, Recherches sur la socialisation démocratique, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2004, p. 90.

3- Guy Vincent, Recherches sur la socialisation démocratique, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2004, p. 91.

4- Guy Vincent, L’école primaire française. Étude sociologique, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1980, p. 45.

5- Guy Vincent, « La forme scolaire : débats et mises au point (second entretien de Guy Vincent avec Bernard Courtebras et Yves Reuter), 2012, in Recherches en didactique, vol. 2012/2(14), 127-143, p. 131.

6- Cf. note 7, titre d’un article de Guy Vincent.

7- Guy Vincent, « La socialisation démocratique contre la forme scolaire », 2008, in Éducation et francophonie, vol. 36(2), 47-62.

8- Selon l’expression d’Umberto Eco.

9- Frédérique Lerbet-Sereni, « Accompagnement et autonomie : un évident paradoxe ? », 2015, in Éducation Permanente, vol. 2015/4(205), p. 31-40.